Open-access The Form of the Essay as a Critical Theory

alea Alea: Estudos Neolatinos Alea 1517-106X 1807-0299 Programa de Pos-Graduação em Letras Neolatinas, Faculdade de Letras -UFRJ Abstract The main aim of this paper is to demonstrate, in the argumentation of “The Essay as Form” by Theodor Adorno, the existence of a coherent set of prolegomena to a dialectical theory of literary criticism. We examine to what extent the attributes of the essay form can be taken as principles of interpretation of literary works and what limits and contributions Adorno’s understanding of these principles presents to the current epistemological debate in literary theory. La lecture de « L’Essai comme forme », de Theodor Adorno (1984), peut nous suggérer différentes possibilités d’interprétation : nous pouvons y trouver des éléments pour discuter la liberté d’esprit et de pensée, pour réfléchir sur de nouveaux sens de l’objectivité scientifique dans les sciences humaines, pour songer à l’aboutissement du parcours de la méthode dialectique depuis sa reconstruction lukácsienne, pour établir le renouveau de l’humanisme montaignien, etc. Toutefois, notre objectif est simplement d’aborder ce texte comme une théorie contemporaine de la critique littéraire, qui rivalise avec les autres théories, elles aussi contemporaines. Évidemment, le but du texte d’Adorno est autre, puisqu’il vise à nous montrer toutes les caractéristiques d’un genre reformulé selon un projet de critique dialectique et radicale de la société. Le domaine de l’art et de la littérature est compris dans cette caractérisation, mais nous avons besoin de l’en extraire, en lui donnant une structure et une vivacité opératrice. Il est certain que, depuis les études stylistiques d’histoire de l’art de Wölfflin, depuis la crise « fin-de-siècle » de la représentation, depuis la crise de la méthode historique déclenchée par Dilthey et Croce, la théorie et la critique se sont réconciliées dans la sphère de l’esthétique ; elles étaient éloignées l’une de l’autre à cause de ces crises. L’excès de recours aux instruments d’investigation provenant des sciences empiriques pour analyser les sciences morales, c’est l’effacement de la théorie elle-même. Nous ne faisons pas référence à la théorie au sens large, comme un système de vérification d’hypothèses et de proposition de lois, mais à la théorie comme un ensemble de concepts abstraits, c’est-à-dire une conception philosophique ou une doctrine - ce qui concerne d’ailleurs une prise de position face aux valeurs d’une culture et d’une civilisation. Au début du XXe siècle, ladite réconciliation semblait ne plus constituer un problème. De fait, divers types de formalisme ont cristallisé une apparente objectivité en plaidant pour la proposition de formes pures qui pourraient être comprises isolées du contexte historique, et dont la signification serait universelle. En postulant ce dogme, les formalistes, qui ont revendiqué l’analyse ab intra, ont pensé qu’ils élevaient la théorie littéraire à une condition d’inexorable autonomie. Les instruments d’investigation de la literaturnost créés par le formalisme slave, la méthode close reading des new critics anglo-américains, l’apparat taxonomique de la narratologie de Genette, la sémiologie de Barthes, l’inventaire des fonctions archétypiques de Frye, entre autres modalités méthodologiques, constituent une réaction au manque d’objectivité des approches impressionnistes et au manque de sensibilité esthétique du sociologisme, du psychologisme, du positivisme, de la critique comme érudition ou comme commentaire. Indubitablement, tout cela signifie un détournement de la théorie, quelque chose de résiduel dans l’essai d’après Adorno (1984, p. 22) : « […] les résidus systématiques de certains essais, comme par exemple l’infiltration d’études littéraires par des philosophèmes largement répandus, acceptés tels quels, ne valent guère mieux que des trivialités psychologiques. » Ce n’est pas par l’apparence de scientisme, par une sorte de néopositivisme, par la réduction fantasmagorique du texte littéraire à une chose, que nous atteindrons l’éclaircissement de ce qui existe de vrai dans la littérature. Il est indéniable que cette vérité est dans son discours, dans sa lettre, c’est-à-dire dans son essence elle-même. Nous ne devons donc pas la chercher dans la biographie de l’auteur, dans la situation d’origine de l’œuvre ou dans n’importe quelle autre dimension externe, puisque cela reviendrait à contredire l’être littéraire. Durant sa jeunesse, Lukács (1974) a distingué dans la forme de l’essai les éléments d’une épistémologie de la critique esthétique, plus précisément de la critique de la poésie. Mais sa réflexion sur les fondements et les limites de la faculté de juger n’a pas su se libérer des chaînes de l’idéalisme romantique, elle était irrémédiablement rattachée à l’idéal libéral et bourgeois de la Bildung. Le philosophe hongrois - imprégné de la maxime de Novalis (1891, p. 178) selon laquelle plus on est poétique, plus on est vrai - nous montre la forme littéraire comme étant la destinée de l’homme à la recherche de son essence, le moyen d’atteindre son autodétermination. L’autoréalisation, entendue comme un projet qui mène à la belle âme (pour utiliser une expression du romantisme gœthien), est pour Lukács une inclinaison à la fois morale et stylistique. En parallèle à cette tendance de l’esprit, s’épanouit la littérature, qu’il entend comme une matière déjà achevée, un symbole constitué à partir de l’élimination de ce qui est accessoire et de l’enregistrement de ce qui est essentiel dans la vie en société. La forme poétique se trouve alors pleine de valeur après avoir ôté de la masse hétérogène des événements sociaux les moments déterminants ; elle présente au critique le vécu comme une virtualité et l’existence poétique et moralement sublimée comme une latence. C’est ainsi que la critique littéraire aurait pour but une prise de conscience individuelle, une action éthique dont la forme serait l’essai. Il s’agit d’un processus téléologique, d’une tentative de trouver, dans une destinée déjà achevée, le devenir d’une nouvelle destinée. Autrement dit, il serait possible de vivre et de donner une forme à la vie elle-même en partant de certaines expériences vécues. Mais soumis à l’impératif de conférer à la vie la grandeur et la profondeur de la poésie, et identifiant l’essai à une forme artistique et la critique à un genre littéraire, conformément à la tradition idéaliste, Lukács n’a attribué à l’essai que la capacité d’apprendre le débordement du caractère individuel. Selon Adorno (1984, p. 7), l’auteur de L’Âme et les formes ne s’est point rendu compte que l’essai se distingue de l’art « par son médium, c’est-à-dire les concepts, et par le but qu’il vise, une vérité dépouillée de tout paraître esthétique. » La différence doctrinaire entre Lukács et Adorno est claire : pour ce dernier, l’articulation des concepts dans l’essai transcende la faculté de connexion de l’âme avec sa destinée ; plutôt que la destinée de l’individu, les concepts projettent la direction de l’Histoire, en s’écartant par conséquent de l’axe égocentrique du romantisme. Bien que la nouvelle critique soit tombée dans le piège dogmatique de la dissociation entre art et vérité historique, Adorno conçoit, à partir de sa perspective néo-hégélienne, l’objet esthétique comme un moment de la totalité en ne succombant pas à un certain mythe des Lumières repris par les positivistes, pour qui la catégorie de la particularité est incompatible avec la science et l’observance logique. Pour Adorno, l’essai représente une expérience critique exprimée par les concepts, alors que pour Lukács, l’essai en tant que genre du discours est un moyen poétique de traiter la poésie qui ne serait pas en syntonie avec l’universalité scientifique. La totalité chez l’œuvre du jeune Lukács, avant sa conversion au socialisme, est l’univers de culture des puissances et des possibilités de l’esprit individuel, tandis que pour Adorno elle est la manifestation de l’Esprit - une catégorie historico-objective. Cela signifie que l’essai adornien, en raison de son origine intuitive et de son développement antérieur à la consolidation de la « méthode dialectique », […] est plus dialectique que la dialectique, lorsque celle-ci s’expose elle-même. Il prend la logique hégélienne au mot : il ne faut ni brandir la vérité de la totalité contre les jugements particuliers, ni limiter la vérité au jugement particulier, mais prendre à la lettre la prétention de la singularité à être vraie, jusqu’à ce que sa non-vérité devienne une évidence. Tout ce qu’il y a de risqué, de prématuré, de pas tout à fait garanti dans chacun des détails de l’essai entraîne d’autres détails qui en sont la négation ; la non-vérité dans laquelle l’essai s’enfonce en connaissance de cause est l’élément de sa vérité. (Adorno, 1984, p. 23-24). Étant donné que l’essai focalise souvent des objets esthétiques et les prend inconsciemment comme étant des vrais, en en reconstituant l’expérience particulière avec le même bonheur naïf de celui qui est en train de découvrir le nouveau dans ce qui a déjà été expérimenté plusieurs fois, il montre le transitoire comme l’éternel. Et c’est justement par l’illumination de ce qui n’existe que fugacement que l’on peut acquérir la conscience de ce qui est global, pérenne et immuable. En des termes leibniziens, Adorno (1984, p. 18) observe dans l’essai la voie d’accès au tout : « C’est une monade, et ce n’en est pas une ; ses moments, qui en tant que tels sont de nature conceptuelle, renvoient à un au-delà de l’objet spécifique dans lequel ils se rassemblent. » La monade est fausse par son existence particulière, mais sa fausseté devient un moment de la vérité quand on reconstruit par les concepts les connexions de ce moment avec le tout. L’Absolu, domaine illimité où règne le principe de l’identité (A = A), est inaccessible tel quel ; c’est idéalement la fin de l’Histoire, l’intemporalité de la réconciliation de l’Esprit avec lui-même. Néanmoins, la vérité de l’Absolu n’existe guère sans les contrevérités qui le constituent ; ce sont les contradictions de l’Esprit qui nous adressent à cette vérité, c’est-à-dire les figures successives qui se nient réciproquement, des figures dont la logique est le principe de la contradiction (A = non-A). Dès lors, « L’essai comme forme » est une critique des nouvelles critiques, une critique des courants du XXe siècle qui se sont organisés autour de l’illusion selon laquelle la beauté artistique du texte littéraire est imperméable aux concepts, sans relation avec la vérité. Cette proposition équivoque n’est pas seulement contemporaine, elle est moderne, puisque Hegel (1975, p. 91 ss) avait déjà remarqué la tendance à la croyance que les phénomènes finis et occasionnels n’étaient pas passibles de conceptualisation. La beauté existe certainement comme événement, mais un événement dont l’extériorisation est un concept absolu, donc vrai. Pour Hegel, la beauté - l’idée extériorisée dans l’objet d’art - n’est pas une abstraction intellectuelle, mais le concept lui-même, c’est-à-dire l’élément où se manifeste la vérité concrète et absolue. La participation de l’idée du beau à l’Esprit absolu permet à la vérité universelle, intelligible par le Système ou par la Science, de se manifester dans le particulier et fini. Il n’y a pas de beau artistique dans la nature, dans l’existence logiquement structurée, car il n’appartient ni au domaine de l’esprit fini, ni au domaine de la simple pensée, de la pensée telle quelle : il fait partie de la sphère de l’Esprit absolu vu qu’il y a dans l’art une connaissance qui transcende la relation entre l’esprit fini et l’objet. L’insularité de l’œuvre d’art est un mouvement esthétique postromantique dont l’apogée entretient une étroite relation avec les projets poétiques de Mallarmé et de Valéry. L’idée de forme pure a modifié la perception de l’objet, qui était, surtout pour les idéalisateurs du Sturm und Drang, un fragment de la totalité. À partir de la fin du XIXe siècle, il est devenu un fragment per se, une chose en soi, détachée de la réalité, du monde et de l’homme. Pour ainsi dire, les théories qui comprennent la forme comme une structure vide de contenu ne sont qu’une dégénérescence épistémologique de la modalité kantienne de la connaissance aprioristique, à savoir le noumène. Il est pourtant vrai que l’hégélianisme, avant d’être réélaboré par Lukács et Adorno, s’est prêté à un historisme positiviste, à un comparatisme mécanique entre l’art et la réalité sociale. C’est pourquoi le formalisme slave et le New Criticism ont substantiellement coupé les liens qui attachaient ces deux pôles, contribuant ainsi à l’épanouissement d’une espèce de radicalité formelle. Dilthey (1942), en mettant en œuvre la critique des méthodes historiques positivistes, et Croce (1920), en encapsulant l’objet d’art dans la conscience individuelle (qui serait le seul principe de l’idéal esthétique) et en le prenant sub specie intuitionis, ont déclenché les réactions formalistes qui, par leur obsession de dissoudre les aspects idéalistes et métaphysiques de la critique, ont substitué l’imagination rationnelle de l’interprète pour le vérificationnisme des néopositivistes. Wellek (1963, p. 56 ss) observe que pour Croce et Valéry, la forme n’a pas de contenu ; pour le new critic J. C. Ransom, elle n’est que l’énonciation ; pour les formalistes russes Chklovski et Jirmounski, elle est une somme de recours logiques par opposition à un agencement d’idées et de valeurs. Cette tendance à la fragmentation découle, pour Merquior (1974, p. 170-171), du processus de marginalisation de l’art dans la société industrielle. Au lieu de l’utopie romantique du fragment, qui suscitait la critique de la culture par le biais de l’analyse des objets esthétiques, le XXe siècle a été marqué par l’hégémonie de la passion - principalement aux universités - de l’immédiateté du vécu, contrairement à la fructueuse expérience d’antan qui prenait l’immédiateté comme médiation, comme saut vers l’infini, comme accès au Tout. Dans ce premier quart du XXIe siècle, la théorie est à nouveau remplacée par un mythe, celui selon lequel on écrit avec le corps. Nous trouvons partout des études multiculturalistes qui analysent les ouvrages littéraires comme des produits de la race et du genre, comme un résultat de l’identité individuelle ou collective. Au XIXe siècle, dans la critique de Renan ou Taine, la race était un facteur de médiation entre le caractère du génie poétique et la totalité historique. Aujourd’hui, il n’y a plus de médiation car les études postcoloniales ont abandonné le problème de la relation entre le style littéraire et le processus social ou civilisationnel : les expressions « littérature noire » ou « littérature féminine » sont déjà courantes. C’est alors l’essai qui, suite à sa diffamation, suite à sa qualification de produit spécieux, porte dans sa forme renouvelée, outre la virtualité de la pensée imaginative, la réconciliation de l’objet avec le monde, de l’art avec la connaissance, de la conscience avec l’Esprit. En somme, l’espoir de la médiation demeure dans l’essai : « […] l’expérience simplement individuelle, qui est le point de départ de la conscience parce que c’est ce qui lui est le plus proche, est elle-même médiatisée par l’expérience plus vaste de l’humanité historique […] » (Adorno, 1984, p. 14). Certes, l’essai est une expérience intellectuelle qui dépasse la critique esthétique ; pour Adorno (1984, p. 23), il est le moyen dialectique d’exposition de la critique de l’idéologie : « Il est, dès le début, la forme critique par excellence, et, en tant que critique immanente des œuvres de l’esprit, en tant que confrontation de ce qu’elles sont avec leur concept, il est une critique de l’idéologie. » Pour opérer la critique immanente d’une œuvre, il est fondamental de comprendre que l’essai ne peut pas avoir pour but de rendre celle-ci intelligible par l’emploi des concepts qui lui sont exogènes - ce serait d’ailleurs contraire à l’idée d’immanence, ce serait l’idée de représentation -, mais par l’exposition de son concept lui-même. Il faut prendre au sérieux l’interprétation adornienne de la catégorie de l’« exposition » chez Hegel, c’est-à-dire la notion de présentation unifiée de l’immédiateté de l’objet et de son universalité, pour pouvoir comprendre la teneur de fausseté du concept immédiat à l’égard de l’objet. Quand on présente celui-ci, quand on l’expose médiatement, on en rend le concept évident dont la contrevérité est illuminée par un autre concept, à savoir le concept vrai de la pensée en général. C’est sur ce point que l’hégélianisme d’Adorno marche vers le marxisme, car l’auteur de « L’essai comme forme » est conscient que l’art est une protestation contre l’illusion bourgeoise de l’immédiat. À l’ère libérale, d’après Horkheimer (1974), le travail se fonde sur une conception de réalité historique immédiate, alors qu’en vérité cette même réalité historique ne peut être accédée que par un effort de synthèse du processus social total. Évidemment, il s’agit de donner une apparence fantasmagoriquement naturelle à ce qui est historique, de faire passer le faux comme vrai pour préserver les intérêts des classes dirigeantes. Il incombe alors à l’essai d’exposer la procédure par laquelle les œuvres littéraires portent dans leur structure les antinomies bourgeoises ; en d’autres termes, c’est à lui de faire la critique de l’idéologie. Pour mener à bien cette opération, la méthode ne peut être sociologique ou psychologique ; elle n’est que l’exposition de l’objet, le chemin de l’immanence à la transcendance. Il n’est pas ici question de la transcendance idéaliste du Zeitgeist herderien ou hégélien, mais de l’historicité des conditions matérielles d’existence et de production. Selon Adorno (1984, p. 16) : « […] il [l’essai] accorde plus d’importance à la présentation qu’aux procédures qui distinguent la méthode de la chose, indifférentes à la présentation de leur contenu objectivé. » Il y a ainsi plus de formalisme dans l’essai que ne le songent les formalistes eux-mêmes, puisque l’essai découvre, pendant son immersion dans l’intérieur de l’œuvre afin de déchiffrer la forme immanente, la méthode elle-même, de façon que la pensée réacquière une liberté contraire au modèle cartésien d’investigation et aux théories traditionnelles. L’essai néglige moins la certitude qu’il ne renonce à son idéal. C’est dans son avancée, qui le fait se dépasser lui-même, qu’il devient vrai, et non pas dans la recherche obsessionnelle de fondements, semblable à celle d’un trésor enfoui. (Adorno, 1984, p. 17). La méthode hétérodoxe d’Adorno - on pourrait dire une méthode qui procède sans méthode - a une signification précise dans l’histoire de la critique au XXe siècle : elle intègre une certaine lignée de la critique marxiste qui propose l’emploi dialectique de la médiation. Par conséquent, elle franchit radicalement l’approche déterministe pour laquelle les œuvres littéraires sont des composants de la superstructure, de simples réflexes des fondements économiques (Eagleton, 1976, p. 9-16). Le marxisme adornien est un marxisme héritier de la dialectique hégélienne qui ne néglige pas la particularité du phénomène littéraire - la littéralité -, puisqu’il ne conçoit pas celle-ci comme une illustration, un exemple ou une documentation du mouvement général de la société, comme une sorte de polarité statique, mais comme un constituant de ce même mouvement. Partant de là, nous pouvons comprendre les interconnexions entre le texte et le tout par l’analyse du premier en tant que forme particulière du deuxième (Slaughter, 1980, p. 198-199). Cette technique interprétative est inhérente au processus de reconstruction du marxisme occidental de Lukács (1960), et donc elle est ancrée dans la tradition de pensée dénommée Ideologiekritik ; cela signifie que son objectif est de faire la critique de l’idéologie, ce terme entendu en son sens lukácsien : une limitation structurale de la mentalité qui est imposée par la position de classe et qui découle d’insolubles antinomies (Merquior, 1986, p. 75). Le problème de cette position, c’est qu’elle est limitative : l’interprétation dialectique de la littérature, nous semble-t-il, n’est point contrainte de demeurer, au XXIe siècle, restreinte au marxisme et à son but de totalisation1, c’est-à-dire à son aspiration à une quelconque forme de synthèse historique ultérieure, de libération historique ou de réorganisation sociale en fonction d’une doctrine politique de rupture, y compris la possibilité de négation totale du moment historique. La critique dialectique est aujourd’hui autorisée à transcender le marxisme et à envisager d’autres objectifs qui ne concernent pas exclusivement le dévoilement de l’idéologie : elle peut avoir d’autres orientations éthiques liées à la contestation des valeurs culturelles et civilisationnelles. Il ne fait aucun doute qu’Adorno parvient, dans ses essais de critique littéraire, à un équilibre méthodologique quand il s’agit de médiation. Il ne cherche ni les relations entre littérature et société, ni le moyen par lequel celle-là exprime ou représente celle-ci ; il vérifie par contre comment les aspects sociaux - notamment les structures de pouvoir - sont techniquement composés, linguistiquement et stylistiquement incorporés. Plus précisément, il tire des connaissances sociologiques de la logique formelle et interne des œuvres. Il arrive que, selon lui, il n’y ait qu’une seule totalisation : la pensée négative, c’est-à-dire la critique radicale de la société capitaliste. Conséquemment, les formes littéraires sont toujours soit des protestations contre la réification et l’idéologie, soit des reproductions acritiques de ces dernières. Or, cette procédure médiatrice ne devrait pas forcément rester limitée aux propos éthiques de la théorie critique ; sa dimension instrumentale pourrait s’avérer appropriée pour d’autres totalisations. En outre, nous pourrions mettre de côté certain dogmatisme métaphysique de la critique d’Adorno : pour lui, le summum bonum de l’organisation sociale serait la fin de la réification. C’est pourquoi ses essais d’analyse littéraire se développent vers un historisme : s’ils ne révèlent pas une croyance à la libération historique à l’instar de l’idéalisme romantique, du moins refusent-ils les valeurs de la civilisation capitaliste en fonction d’un idéal de liberté incompatible avec ces mêmes valeurs. Cette pensée négative s’empare de ses analyses littéraires. C’est une mise en œuvre de la critique de l’idéologie, indépendamment de la pluralité éthique qui détermine les textes analysés. Dans une autre direction, nous pourrions mettre en valeur l’indétermination de l’évolution historique2 et l’irréductibilité des conflits moraux, ce qui nous permettrait d’accepter ce pluralisme3 éthique qui est l’essence même de la littérature. Ce que nous pouvons enfin retenir de plus substantiel de la forme de l’essai, c’est que depuis Montaigne, elle est devenue, grâce à la liberté d’esprit qui la caractérise, le genre le plus adéquat pour la critique comparée et interdisciplinaire des objets culturels, dont la littérature occupe une place centrale. La contribution décisive d’Adorno est la proposition selon laquelle l’essai, contrairement aux procédures d’interprétation littéraire qui appréhendent le texte directement - sans médiation et en se basant sur des doctrines rigides, voire des taxonomies -, peut être un genre de critique littéraire où nous reconnaissons l’expérience individuelle de l’auteur portant dialectiquement en elle-même l’expérience plus large de la totalité historique. Références ADORNO, Theodor W. L’Essai comme forme. In: ADORNO, Theodor W. Notes sur la littérature. Traduit par S. Muller. Paris : Flammarion, 1984. p. 5-29. 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WELLEK René Concepts of Form and Structure in Twentieth-Century Criticism WELLEK René Concepts of Criticism Nichols S. G. Jr. New Haven ; London Yale University Press 1963 54 68 1 Sartre (1960, p. 139). 2 Sur la valeur de l’indétermination du sens historique, voir Aron (1969, p. 21 ss). 3 Sur la valeur du pluralisme dans la littérature, voir Thibaudet (1962, p. 13 ss). Parecer Final dos Editores Ana Maria Lisboa de Mello, Elena Cristina Palmero González, Rafael Gutierrez Giraldo e Rodrigo Labriola, aprovamos a versão final deste texto para sua publicação.
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